La Lettre

Publié le par Catherine Schilt-Gerber

1.

Il laissa sa main se poser sur la feuille. Elle écrasa d’ailleurs au passage la minuscule araignée qui passait sur la table à ce moment précis. Il prit sa tête dans son autre main et se frotta le menton du bout de l’index. Il resta ainsi, perplexe, étonnamment calme malgré l’évènement mais perplexe tout de même…

Il s’était rendu, comme à son habitude, à son petit café pour y boire ses quelques litres journaliers de bière. Il s’était assis et attendait la première d’entre elles lorsqu’un homme ; petit ; ridiculement petit plus exactement ; le cheveu roux et hirsute, le visage rougeaud et mouillé de sueur ; se pointa devant lui et dit :

« C’est vous le monsieur qui habite au troisième du numéro douze de la rue d’à côté ? »

« Oui c’est effectivement moi ! » rétorqua-t-il puisque c’était précisément là où il vivait.

« C’est pour vous, monsieur ! »

Et il partit comme cela, comme s’il n’était jamais venu.

L’homme regarda la feuille blanche pliée en deux, qui gisait là maintenant sur la table, devant lui. Il la toucha tout d’abord du bout de l’index gauche comme s’il voulait s’assurer qu’il ne risquait rien à le faire. Rassuré, il la poussa même et la fit pivoter jusqu’à ce qu’elle se retrouve dans la même position qu’au départ.

Il la renifla une fois, puis deux. Le cafetier posa le verre juste à côté, prenant même le risque d’en reverser le contenu dessus ; mais sans le moindre regard pour l’homme qui ne bougeait plus.
Celui-ci était blanc, mais vraiment blanc ! Jusqu’aux cheveux, aux poils dans le nez et aux oreilles – qu’il avait très poilues il est vrai.
De taille moyenne, de corpulence moyenne, d’âge moyen même, il ne ressemblait à personne et à monsieur tout le monde en même temps. Il aimait la bière, voilà c’était un fait avéré ! Et il travaillait aussi car il sortait de chez lui en début de matinée et revenait en fin d’après-midi ; tenant toujours une espèce de sacoche miteuse qu’il déposait à sa droite, sur le petit banc où il s’asseyait toujours avant d’entreprendre d’ingurgiter ses fameuses et indispensables bières.

Tous les jours, il trainait ses cheveux et ses poils blancs de là où il habitait à là où il travaillait. Puis les heures passant, il repartait de là où il travaillait à là où il habitait.

Ce n’était pas d’un grand intérêt le là où il vivait. Un petit rien du tout au troisième, assez sombre malgré les hautes fenêtres, mais il faut dire que cette rue-là était particulièrement mal éclairée ! Quoiqu’il en soit, il aimait y vivre ; il avait chaud les longs mois d’hiver et il y faisait frais durant les longs mois d’été.
Il faut dire que la ville où il résidait était propice à ce genre de climat.

Bref, il vivait bien en tout cas et même s’il n’avait pas trop d’argent il n’avait pas non plus tant de dépenses que cela.
Il avait un petit balcon à ce modeste appartement, où il pouvait s’asseoir lorsqu’il ne pleuvait pas – car parfois il pleuvait comme cela arrive dans d’autres villes, convenons-en ! – et où il buvait une dernière bière. Ou pour être plus précise, la dernière avant celle qu’il prendrait plus tard, mais hors de son chez lui.

Il avait aussi tout ce qu’il faut pour dormir et même assez confortablement.
Tout ce qu’il faut pour se laver ou pour manger. Donc, un petit chez lui tout-à-fait comme il faut pour un monsieur tout aussi convenable.

Quant à son travail… Eh bien il fallait bien avouer qu’il n’y avait pas grandes critiques à faire contre lui et qu’il pouvait en tirer une belle satisfaction et pourquoi pas un certain intérêt.
Il avait à faire tant de choses – mais point trop non plus – et il savait comment les faire.

Et cela était le principal de toute façon. Là où il travaillait n’était pas trop petit et il lui semblait même parfois qu’il était d’une taille plus que raisonnable.
Il pouvait en tout cas se considérer comme chanceux par rapport à tant d’autres mais il savait tout aussi pertinemment que tant d’autres l’étaient plus.

Voilà ! Telle était sa vie, simple mais pas trop non plus. Juste celle qu’il lui fallait.

Une vie bien tranquille où tout était à sa place ; en tout cas à la place qui lui convenait le mieux. Il s’y sentait à l’aise et heureux même s’il se doutait qu’il aurait pu l’être un peu plus car parfois il lisait dans les yeux de ceux qui l’entouraient une étincelle bien différente de la sienne.

Mais de cela, il préférait ne pas parler. Il n’était pas du genre à parler pour ne rien dire.

Donc, tous les matins, il se levait après une nuit de sommeil sans rêve ni agitation. Puis, après un déjeuner ; certes frugal mais complet ; il allait se laver, se raser puis peigner ses cheveux blancs et les poils de sa moustache et de sa barbe.
Il finissait toujours par enfiler un manteau – qui ressemblait plus à un pardessus – et un vieux chapeau, puis prenant sa sacoche, il descendait les trois étages et sortait finalement dans la rue.

L’hiver, elle était bien sûr très sombre vu son mauvais éclairage, mais ce jour-là était un jour d’été, alors il sortit dans une rue où tout était à la lumière.
Il regarda à droite puis à gauche comme pour vérifier que rien ni personne ne pourrait l’empêcher de traverser la voie. Il ferma son veston – car l’été il portait plutôt un veston léger et non son fameux manteau/pardessus – il avait un peu froid ce qui était tout à fait normal vu l’heure matinale !

Il s’approcha du passage piéton ; toujours au top de la sécurité comme il aimait le claironner ; puis regarda de nouveau à droite puis à gauche – avant même de vérifier que le petit personnage en face de lui était au vert.

Personne à droite ….
Personne à gauche ….
Personnage au rouge !

Il se souleva sur la pointe des pieds, une fois, puis deux fois de suite plus rapidement. Redressa son col pour se donner une certaine contenance.

Personnage au vert…
Personne à droite …
Personne à gauche …

« Je traverse » se murmura-t-il courageusement.

Ça y est, il était en marche… parmi les autres, parmi le vaste monde.
La rue fut traversée rapidement ; elle n’était pas très large il faut le noter ; il tourna sur sa gauche et parcourut une petite dizaine de mètres avant le carrefour suivant puis, de nouveau, tout son petit rituel sécuritaire.

Et cela jusqu’à son lieu de travail. Il lui fallait plus d’une heure pour faire tout ce trajet et une fois arrivé devant l’entrée du grand immeuble, il attendait encore plusieurs minutes avant d’y pénétrer. Mais peu importait vu qu’il partait deux heures en avance !

Il poussa la porte de son bureau et se glissa à l’intérieur. Une fois dans son bureau, il ôta son veston qu’il accrocha soigneusement au portemanteau ainsi que son vieux chapeau, posa sa miteuse sacoche sur le coin droit de son bureau puis se porta devant la fenêtre du milieu afin de regarder courageusement la rue. Car, après tout, la fenêtre aurait pu s’ouvrir – quelqu’un l’ayant mal fermée ne croyez-vous pas ? – et il serait tombait comme une pierre avant de s’écraser comme un fruit trop mûr sur le sol.

Il restait ensuite assis à son bureau, faisant ses tâches journalières convenablement.
Aucun appel téléphonique ne le dérangerait car il n’y avait pas ce genre d’appareil dans la pièce. De toute façon des secrétaires à l’étage où il se trouvait étaient là pour ce genre de problème et si l’affaire le concernait, l’une d’entre elles viendrait le prévenir. Mais cela n’était jamais arrivé.
Il est vrai que son travail, même s’il avait son importance, n’était en rien primordial pour le bon fonctionnement de l’entreprise.

La matinée s’écoulait donc ainsi ; lui, passant son temps à travailler puis à retourner à cette fenêtre pour regarder la vie qui se déroulait sous ses yeux étonnés. Mais c’était surtout pour la voir elle, cette femme et son étrange manège.

Cette femme en tailleur bleu roi faisait régulièrement des allers-retours ; lentement comme si elle comptait ses pas ; sur le trottoir d’en face. Elle sortait d’un petit immeuble sur la droite pour entrer dans un de la même taille situé à une vingtaine de mètres du premier.

Deux heures plus tard, elle sortait du second pour retourner au premier. Et ainsi de suite sans rien transporter, sans rien emporter… inexorablement, ponctuelle comme le serait un coucou suisse.
Son chignon haut placé lui donnait un air pincé de vieille snobinarde prétentieuse. En vérité, elle lui rappelait sa défunte mère et il la haïssait pour cela. Mais, malgré cette aversion, il ne pouvait que succomber au désir lancinant qui l’obligeait toutes les deux heures à se lever et à l’attendre.
Elle n’adressait la parole à personne et ne regardait pas ceux qu’elle croisait. Elle avançait mécaniquement vers sa destination.

Qu’y faisait-elle ? Qui était-elle ? Le saurait-il un jour ? Et cela avait-il une quelconque importance ?

Il se posait toujours les mêmes questions durant les quelques minutes que durait le trajet entre les deux immeubles. Puis, une fois qu’elle avait disparu de sa vue, il retournait s’asseoir et reprenait son travail là où il l’avait laissé.

Au début, il avait attendu de longues minutes pour voir si elle en ressortait mais voyant que rien d’autre ne se passait, il en avait conclu qu’elle devait y rester un certain temps.

Il s’était alors installé devant la fenêtre et avait patienté tout en lisant le dossier sur lequel il était penché quelques instants plus tôt. Il avait ainsi pu noter qu’elle restait dans chacun des immeubles durant deux heures. Elle n’avait jamais été ni en retard, ni en avance. Et depuis trois ans, elle était devenue son intérêt principal.

Cette femme en bleu roi, chignon placé sur le sommet de la tête, raide et maigre tel un piquet sur jambes.

Jamais il n’avait vu son regard mais il le devinait froid et distant… comme celui de sa mère. C’était certain… elle ne pouvait qu’être froide et distante.


à suivre...

Publié dans Au fil du Temps

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